CHAPITRE VIII

 

Ils explorèrent le bâtiment sans succès. D’ailleurs ils ne purent se livrer qu’à un simulacre de perquisition, nombre de pièces ou de salles du rez-de-chaussée étant verrouillées par des serrures électroniques inviolables. Suzy ne répondit pas davantage à leurs appels tonitruants ou à leurs coups de poing sur les cloisons.

— Ça ne veut rien dire, observa Elsy, tout est insonorisé. Si elle est là, elle ne peut pas nous entendre…

David jura et lui conseilla de « garder sa science pour se distraire la nuit ». Après quoi il alla chercher un morceau de fil de fer et entreprit de crocheter la serrure de l’une des « cellules ». Celle-ci étant pourvue d’un dispositif antieffraction, sa riposte fut immédiate, et le jeune homme eut les doigts brûlés au premier degré par une décharge électrique qui le secoua de haut en bas.

À la fin, comme ils renversaient les meubles, les robots apparurent, brandissant des matraques anesthésiantes. Devant cet argument décisif, les révoltés se dispersèrent et regagnèrent chacun leur cabine respective. Elsy ne comprenait pas la brusque mutinerie de ses camarades. Qu’avaient-ils espéré ? Ils n’étaient que des pions dans les mains d’Irshaw, dès lors pourquoi celui-ci les aurait-il tenus au courant de ses combinaisons tortueuses ? Elle en fit un peu plus tard la réflexion à Merl. Le garçon haussa les épaules.

— On a paniqué, c’est tout, fit-il d’un air maussade. On a été idiot, c’est sûrement Horsenna qui a emmené Suzan, mais j’avoue que je n’arrive pas à comprendre ce qu’elle va en faire. Pourquoi des gens comme ça auraient-ils besoin de nous ? Toi qui les as approchés, tu vois une réponse ?

Elsy secoua négativement la tête.

— Ils parlaient des Vandales, marmonna le jeune homme, de système de protection… Irshaw a inventé quelque chose, c’est certain. Un truc qui pousse les vedettes à lui abandonner une montagne d’or. Mais quoi ?

— Va le lui demander !

— Il faudrait le voir ! Ça fait au moins trois jours qu’il ne s’est pas montré. À moins qu’il soit retranché dans l’une des salles du rez-de-chaussée, celles où on ne peut pas entrer, va savoir avec un tel tordu !

La disparition de Suzan alimenta les conversations quelques jours encore, puis on s’y habitua, et bientôt on n’y pensa même plus. Elsy sombrait dans un abrutissement cotonneux fait d’ingestions répétées de feuilletons télévisés. Un casque sur les oreilles, elle écoutait de la musique des heures entières, s’abandonnant à cet inépuisable flot sonore comme à un cocon opaque qui l’aurait isolée de l’extérieur, des autres, d’Irshaw et de ses inquiétantes manigances. Elle n’aspirait plus qu’à dormir, qu’à régresser au stade larvaire. Il lui arrivait de plus en plus fréquemment de dormir seize ou dix-huit heures d’affilée, de s’éveiller fourbue, hagarde, et d’attendre là – au milieu des draps saccagés – que le sommeil vienne la reprendre, l’emporte dans ses replis tortueux comme une épave spongieuse charriée depuis des mois par tempête, et qui ne se décide pas à couler définitivement.

 

Une fois qu’elle était prisonnière de l’un de ces moments de veille, elle vit la porte s’ouvrir, et la tête de Merl passer dans l’encadrement. Il était pâle et ses narines frémissaient.

— T’es réveillée ? souffla-t-il en s’agenouillant près du lit.

Elle bâilla, espérant ainsi lui faire comprendre qu’elle ne ressentait pas le besoin d’entamer une conversation, mais le garçon crut qu’elle se rendormait et la secoua vigoureusement.

— Bon sang ! ragea-t-il. Arrête de jouer les tortues ! Je viens de voir un truc dingue ! Incroyable !

— Quelle heure est-il ?

— On s’en fout de l’heure ! explosa-t-il en lui pinçant férocement la pointe du sein gauche. Écoute, je ne pouvais pas dormir, alors je suis parti en exploration, j’ai glissé mon nez par toutes les portes ouvertes, j’ai fait l’inventaire de tous les meubles…

— Passionnant ! Et c’est pour me dire ça que…

— Tais-toi ou je te cogne ! Laisse-moi finir. D’un seul coup j’entends du bruit : un robot qui monte l’escalier, portant un plateau. Je sais pas pourquoi : je me cache derrière une tenture en gardant un œil à l’extérieur, et là…

Il avala sa salive épaissie.

— Crédieu ! Il a ouvert une des portes verrouillées de l’aile gauche en projetant une sorte de rayon dans la serrure. Je te le jure ! Zip ! une espèce de faisceau bleu mince comme un fil. Le battant a coulissé et il est entré. Pendant que le panneau reprenait sa place, j’ai vu qu’il y avait quelqu’un avec lui. Une fille avec une espèce de déshabillé vaporeux, et tu ne devineras jamais qui c’était !

— Qui ?

— Horsenna Saw ! Je l’ai bien reconnue ! Tu entends ? Horsenna Saw est ici, bouclée à double tour et Suzan quelque part dans la nature ! C’est une histoire de dingue !

Elsy s’assit sur sa couche, parfaitement lucide tout à coup. Après toutes ces journées d’anesthésie, sa curiosité se manifestait à nouveau, boulimique…

— Quelle salle ?

— Tu vois le mur du fond recouvert de miroirs ? C’est là, la porte juste à côté de l’espèce de nègre en bois doré qui tient une torche. En face il y a une fausse fenêtre masquée par une tenture, pour se cacher c’est facile.

— Horsenna Saw, répéta-t-elle pensivement.

— À mon avis, commença doctement Merl, Horsenna se planque ici, hors d’atteinte des Vandales, et Suzan a pris sa place, déguisée. Elle doit servir de chèvre en quelque sorte…

Elsy ne put se retenir de pouffer.

— Suzan à la place d’Horsenna ! Tu crois que les Vandales sont à ce point myopes ! Je ne veux pas être méchante, mais c’est comme si tu remplaçais un taureau de combat par une vache pelée ! On ne se déguise pas en Horsenna Saw. Elle est unique ! Tu sais que beaucoup de filles ont eu recours à la chirurgie esthétique pour lui ressembler ? Certaines ont même dépensé des fortunes pour bénéficier du savoir des meilleurs spécialistes, pourtant pas une seule de ces opérations n’a réussi. On a tout juste pu obtenir quelques méchantes caricatures. Rien de plus…

Merl jura. Il parut réfléchir, puis leva soudain les sourcils comme s’il venait de buter sur un obstacle mental infranchissable…

— Mais tous ces gens pleins de fric, lança-t-il tout à trac, pourquoi ne se font-ils pas remplacer par des robots à leur image ?

— Et les robots tourneraient les films à leur place ? ironisa Elsy. Les androïdes se changeraient en génies de la musique et de la danse ? Tu rêves ! Ou tu lis trop de science-fiction ! Et puis les Vandales ne s’y tromperaient pas une seconde : il suffit d’un simple détecteur de métal pour savoir si l’on se trouve ou non en présence d’un robot, leur squelette inoxydable les trahit toujours !

Le garçon grogna et se tint coi, visiblement vexé de voir ses hypothèses repoussées les unes après les autres.

Lorsqu’il eut regagné sa chambre, Elsy décida qu’elle passerait à l’action dès le lendemain. Elle voulait être sûre que Merl n’avait pas été victime d’une simple ressemblance.

C’est avec une impatience grandissante qu’elle attendit le repas du soir. Jamais une journée ne lui parut si longue, si interminable. À vingt heures enfin elle sortit dans le couloir pieds nus, et rejoignit le rempart de tentures. Tout de suite l’odeur de poussière faillit la faire éternuer et elle eut beaucoup de mal à maîtriser les chatouillis qui s’emparaient de ses fosses nasales. Un quart d’heure s’écoula ainsi, puis le pas lourd du robot de service se fit entendre. Comme l’avait raconté Merl, il libéra la serrure au moyen d’un minuscule faisceau laser. Glissant la moitié du visage à l’extérieur, Elsy vit qu’il portait un plateau chargé de nourriture. Le battant blindé coulissa sur ses rails, démasquant l’ouverture. Derrière il y avait une chambre d’une grande banalité, un épais fauteuil club de cuir sombre et… Horsenna Saw ! !

Le profil de porcelaine au nez retroussé ne s’inscrivit que l’espace d’une seconde dans le champ visuel d’Elsy, mais elle n’avait pas besoin d’un plus long examen pour se faire une opinion : C’ÉTAIT HORSENNA SAW ! Pas un sosie, une doublure ou un quelconque masque né du scalpel d’un chirurgien… C’était LA VRAIE Horsenna ! Elle accusa le coup. Déjà le robot avait fait demi-tour et le panneau blindé repris sa place, obturant la chambre avec la conscience professionnelle d’une porte de coffre-fort. Elsy sortit de sa cachette, encore sous le choc. Ainsi Merl n’avait pas été victime d’une illusion. Elle s’avança jusqu’au mur, posa ses paumes moites sur la surface boulonnée. Inutile d’appeler ou de frapper, aucun son ne traverserait pareille épaisseur. Elle n’était même pas sûre qu’un camion lancé à pleine vitesse puisse bosseler une barrière visiblement conçue pour résister aux pires explosions.

— Alors, fit la voix d’Irshaw dans sa nuque, toujours curieuse ?

Elle pivota sur ses pieds nus, s’arrachant la peau des orteils dans la vivacité du mouvement.

— Pourquoi Horsenna se cache-t-elle ici ? fit-elle sans se démonter.

Le gros homme eut un sourire condescendant.

— Ce n’est pas Horsenna, murmura-t-il en détachant les mots comme s’il s’adressait à une débile mentale, C’EST SUZAN !

— Je ne vous crois pas !

— Si ! C’est bien elle. Et si tu avais entendu sa voix, tu n’aurais plus aucun doute.

— Suzan !… Mais comment ?

— C’est là toute la force de mon jeu. Un procédé inconnu que j’ai eu la chance d’apprendre il y a bien longtemps, lors des guerres de colonisation du Continuum Alpha.

— Vous étiez militaire ?

— C’est ça. Un jour j’ai été blessé et recueilli par un ermite. Il pratiquait une sorte de rite bizarre de communion organique, qu’il appelait « l’échange ». Plutôt surprenant en vérité…

— Et bien sûr, vous avez appris…

— J’ai appris, et lorsqu’il est mort j’ai conservé son petit matériel… en souvenir. Ce sont les Vandales qui m’ont donné l’occasion de m’en resservir, il va falloir que je leur fasse élever une statue, décidément.

— Et cet… échange, ça consiste en quoi ?

— Viens, tu vas savoir.

Elle le suivit dans une pièce luxueusement meublée où elle n’avait jamais encore mis les pieds. Un gigantesque bureau d’ébène vitrifié en occupait le centre. Irshaw la fit asseoir, puis lui désigna une poignée de longues aiguilles d’or posées en vrac sur le buvard, à proximité d’un coffret patiné, plusieurs fois centenaire.

— Regarde bien !

Il posa sa paume sur la table et y enfonça prestement une demi-douzaine d’épingles étincelantes.

— C’est indolore, précisa-t-il, pour une simple démonstration, pas la peine de travailler en profondeur. À toi… Vite !

Mal à l’aise, Elsy tendit les doigts, mais Irshaw avait dit la vérité, elle ne sentit rien, qu’un léger picotement.

— Je vais éteindre la lumière, commenta-t-il, ferme les yeux !

Elle obéit. Dix minutes passèrent. Lorsque le plafonnier se ralluma, elle ne put retenir un cri d’horreur. Au bout de son poignet il y avait à présent une main d’homme, grasse, couverte de poils grisonnants. LA MAIN D’IRSHAW. Le gros homme éclata de rire et montra les doigts lisses aux ongles carminés qui terminaient son avant-bras. Les doigts d’Elsy.

— C’est ça l’échange, fit-il d’une voix grasse. Et tu vas bientôt pouvoir l’expérimenter de façon plus approfondie. Marilyn Nérini a fixé son choix sur toi. Tu vas devenir son puzzle personnel. SA BANQUE VIVANTE…